« Un beau sourire ne fait pas le dieu… »
Dr Marc Gérard CHOUKROUN
Avec le plein essor de la dentisterie dite « esthétique », on observe de plus en plus nettement cette tendance à la présentation d’images professionnelles extrêmement sophistiquées.
Que ce soit dans les revues, les conférences ou sur les réseaux sociaux, les publications fourmillent désormais de photos intra- ou extra-buccales dont les effets de style surclassent, lorsqu’il existe, le reste du contenu médical.
Bien que l’amélioration des techniques dentaires à visée cosmétique soit louable et que la photographie demeure un art majeur, il est intéressant de se demander si l’établissement de ces nouvelles normes visuelles sert véritablement l’ensemble de notre profession ou seulement l’ego des artistes qui les produisent.
PERVERSION DE L’IMAGE
Depuis son invention, en France, en 1839 la photographie a connu un destin tout à fait unique et occupe une place à part dans la vie des Hommes. Nos sociétés occidentales, hédonistes et mercantiles, utilisent volontiers l’image (qu’elle soit documentaire, artistique ou publicitaire) en lui donnant très souvent un caractère érotique.
Beaucoup de voix se sont élevés depuis pour dénoncer les effets psychologiques et sociaux néfastes que pouvaient avoir la sur-exposition aux images d’une part, mais aussi à la manipulation de ces images. L’image des corps des mannequins de mode, souvent décharnés ou hyper-retouchés numériquement, a eu des retentissement parfois graves sur la vision que les jeunes (et les moins jeunes) avaient de leur propre corps.
Cet érotisme sociétal et cette dérégulation de l’image ont atteint leur paroxysme avec les ravages que produisent l’industrie pornographique en accès libre chez les jeunes. La représentation de leur corps et leurs rapports amoureux en deviennent parfois dysfonctionnels.
En savoir plus sur Le Syndrome de B.I.D (Body Image Distortion).
Les réseaux sociaux n’ont fait que rajouter une épaisse couche de vernis pictural, mettant toujours plus l’emballage en valeur, au détriment du contenu. Tout le monde le sait mais tout le monde le fait, et cela finit par devenir la norme.
DR. DAVID HAMILTON
La photographie dentaire est-elle en train de prendre cette direction?Evidemment, notre zone de travail, la bouche, est une zone érogène par nature. Mais n’y aurait-il pas désormais une forme d’érotisation ou de fantasmagorie de nos publications professionnelles permettant l’idéalisation d’une discipline médicale jugée comme peu ragoutante par les profanes?
En matière de photographie dentaire, l’exposition des images n’est plus tout à fait la même que ce que l’on pouvait voir il y a encore quelques années. Et pour cause, de nouveaux équipements photos on fait leur apparition dans les cabinets, en particulier en ce qui touche à l’éclairage du sujet…
Les flashs « bouncers » permettent de créer des images artistiquement séduisantes (à l’instar du célèbre photographe déchu David Hamilton) mais conduisent à des images qui sont nettement sous-exposées et cela n’aide ni au diagnostic ni à la pédagogie. Car dans ce petit espace qu’est la cavité buccale, il fait sombre! Et pour bien voir ce qu’il s’y passe, il faut de la lumière.
Les studios-photo installés dans un coin du cabinet se multiplient eux aussi. Les prises de vue à l’échelle du visage sont, certes, indispensables en ODF, en dentisterie restauratrice ou prothétique. Mais doit-on nécessairement infliger à ses patients des séances photos d’au moins une demi-heure avec maquillage et poses embarrassantes? Pour la « sublimation de la personnalité et du bien-être du patient (et du praticien?) grâce au traitement » nous dit-on!
ENTRE FANTASME ET RÉALITÉ
Lorsque sort le n-ième (et magnifique) « textbook » de chirurgie plastique parodontale ou d’implantologie et ces centaines d’images sur lesquelles ne pointe pas la moindre goutte de sang, sommes-nous encore dans la réalité clinique ou dans un sur-réalisme teinté de science-fiction?
Et que dire de certains conférenciers qui infligent une n-ième intervention chirurgicale à leur patient (qui n’avait rien demandé d’ailleurs) dans le seul et unique but d’obtenir LA photo parfaite qu’ils pourront fièrement présenter lors de leur passage au prochain congrès de dentisterie esthétique?
On peut craindre que cette surenchère sur le circuit des conférenciers ne nous déconnecte des intérêts des patients, voire de la réalité de l’exercice de notre métier en nous imposant une nouvelle vision normative de nos traitements. N’oublions pas que nous sommes des dentistes; pour certains de bons, voire de très bons dentistes, appliqués et soucieux de l’esthétique, mais, somme toute, des dentistes. Et la pratique de l’Art Dentaire, aussi esthétique soit-il, ne peut se limiter à son aspect cosmétique.
CONCLUSION
L’odontologie serait-elle devenue la seule discipline médico-chirurgicale à délirer de la sorte? Les gynécologues ou les dermatologues mettent-ils en scène leurs patients et leurs traitements de la sorte? Mêmes les chirurgiens esthétiques se posent ces questions : cliquez ici
Pour éviter de déclencher de polémiques inutiles à propos d’un sujet complexe, rappelons que l’utilisation de la photographie dentaire est indispensable en dentisterie contemporaine. Nous ne prônons certainement pas la médiocrité clinique ou la médiocrité de l’iconographie, encore moins la fraude à la retouche numérique des images. Il faut d’ailleurs reconnaitre les qualités professionnelles et artistique des praticiens qui alimentent cette surenchère : ils sont talentueux et passionnés. Mais nous devons nous interroger sur les effets des nouveaux modes de communication professionnelle et faire la part des choses.
Le problème, quand on ne finit par nous montrer que de « belles » choses, sous un angle toujours plus flatteur, concerne d’avantage celui qui les regarde. Face à cette dentisterie où tout est en apparence sublime, que ressent un praticien, loin des beaux quartiers parisiens, exerçant en zone rurale sous-dotée, lorsqu’il voit ces photos cliniques, en 10x5m? Qui osera encore présenter un échec, une complication ou partager un cas d’une situation initiale peu ou pas « sexy »? La qualité de l’iconographie est importante dans notre métier, pour visualiser le réel . Travestir cette réalité sert une autre forme, une autre norme.
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