Le Grand Bond en Avant de la Santé Digitale

« Plus la matière se complexifie avec l’introduction des machines nées de l’intelligence humaine, plus il nous faut un supplément d’âme.
La technologie ne doit pas asservir l’homme mais au contraire l’élever spirituellement. « 

– Henri Bergson

La numérisation (ou digitalisation) du monde est en marche et rien ne semble pouvoir ne serait-ce que la ralentir. Les domaines de la santé, de la médecine et de la chirurgie sont particulièrement concernés par ces transformations. Ces dernières années, notre métier a lui aussi vu apparaître de nouvelles technologies disruptives qui se développent à une vitesse affolante. Cette vitesse et l’intensité à laquelle le monde numérique du futur est en train de se construire dépasse les capacités intellectuelles mêmes de ceux qui en sont les plus fervents défenseurs. Ceux-ci nous promettent des lendemains qui chantent et une grande partie de nos problèmes actuels seront résolus grâce à la technologie des outils numériques et des Intelligences Artificielles (I.A).

Soit. Mais n’allons-nous au devant de nouveaux problèmes?

MISE EN PERSPECTIVE

Une des premières traces de calculateur remonte au XVIIe siècle lorsque Blaise Pascal a mis au point les premières machines à calculer baptisées les Pascalines. Puis, des machines de Turing jusqu’à l’invention du micro-processeur, le XXe siècle a posé les bases de l’informatique moderne couronnée par l’arrivée d’Internet, dont l’utilisation et la démocratisation au début des années 2000 nous a fait changer de siècle mais aussi de civilisation.

Le XXIe siècle sera, à n’en point douter, celui du développement des machines jusqu’à un degré difficile à imaginer. Les technologies de l’information et de la communication (TIC) touchent désormais tous les domaines d’intérêt et d’activité humains. La data est devenu l’or noir de ce début de siècle et de nos jours, pas une start-up qui ne cherche à développer le numérique et l’I.A dans son secteur d’activité. C’est la tendance du marché et c’est dans ce domaine que sont recrutés les jeunes diplômés les plus brillants.

La consultation médicale de premier niveau se fera sur téléphone portable

ENTRE RÊVE ET CAUCHEMAR

« Il est hélas évident aujourd’hui que notre technologie a dépassé notre humanité. »

Albert Einstein

Si l’on se souvient que la technologie humaine a toujours tendu vers un seul et unique but : se simplifier l’existence ici bas, alors tout cela a du sens. Réduire l’effort humain, automatiser les tâches, échanger plus et plus vite les informations, décupler les rendements, réduire les coûts… c’est grâce à cette logique que l’Homme a pu s’affranchir des Lois de la Nature et que plus personne ne chasse plus le mammouth pour assurer sa subsistance.

Le domaine de la Santé, autrefois chasse gardée des médecins, s’est, depuis quelques temps déjà, ouvert à de nouveaux acteurs et investisseurs qui y voient un gigantesque marché encore vierge. Car malgré des progrès scientifiques réguliers, l’efficacité globale des systèmes de soins montrent encore de sérieuses lacunes que la pandémie de Covid a d’ailleurs cruellement mis en exergue. Les personnels de santé sont épuisés, l’apprentissage de la médecine est long, difficile et la demande de soins d’une population vieillissante ne cesse de croître. Et même si la médecine a permis un remarquable allongement de la durée de vie, les coûts des systèmes de santé pèsent de plus en plus lourd sur les sociétés. D’excellentes raisons pour rechercher des solutions innovantes à ces problématiques complexes.

Pour cela, les développeurs d’outils numériques et d’I.A ne nous font pas moins qu’une double promesse :

  1. Une médecine super-personnalisée : grâce à un recueil permanent des données brutes de santé du patient (aujourd’hui par des objets connectés type montre-connectée ou smartphone et bientôt par des capteurs-connectés directement implantés dans le corps), l’I.A pourra réaliser un monitoring permanent de chaque patient-usager, répondre à toutes ses questions 24/24, 7/7, le conseiller et l’orienter vers un vrai centre de soins lorsque le besoin s’en fera sentir.
  2. Une médecine de santé publique super-efficace : toutes les données individuelles émanant des patients mais aussi des soignants pourront être analysées comme jamais auparavant. Des quantités astronomiques de data pourront être décortiquées, analysées, classées, recoupées avec d’autres aspects de la vie de l’individu, pour mieux définir les politiques de santé publique et les protocoles individuels de soins mieux que jamais auparavant.

Mais plus brillante se fait la médaille et plus sombre en sera le revers.

L’enthousiasme des débuts d’internet contraste assez fortement avec ses dérives et ses effets indésirables actuels. Troubles de l’attention et du comportement des jeunes enfants, anxiété liée à l’usage intensif des réseaux sociaux, de la pornographie en ligne, déferlement de désinformation et de haine en ligne qui fait vaciller les fondements même des démocraties. N’est ce pas là le signe que les choses vont peut être trop vite, trop loin, trop fort?

Car on peut déjà voir pointer quelques bémols sur cette symphonie idyllico-technologique :

  • d’abord le coût de ces infrastructures : l’achat des machines est encore une problématique mais l’histoire des technologies montre que ce coût tend à baisser avec la croissance du nombre de ses utilisateurs. On a pas fini d’acheter du hardware! Mais également du software puisque le coût des abonnements à tous ces services numériques ne cesse de croitre par effet cumulatif. Pensez donc : nous payons déjà forfait internet, forfait téléphone, forfait de stockage cloud, forfait de musique en streaming et tous les autres forfaits mensuels pour pouvoir utiliser tel ou telle application ou telle I.A… A coup de 10€/mois par ci et par là, nos budgets numériques risquent d’exploser dans les années à venir. Et c’est sans parler de l’obsolescence rapide des appareils et du coût écologique de ces technologies.
  • ensuite se pose l’importante question de la qualité des algorithmes. En effet, si votre algorithme est faux ou approximatif, la machine l’exécutera avec une régularité et une précision sans faille, pour des résultats produits qui seront tout aussi faux ou approximatifs. Car pour le moment, c’est l’intelligence humaine qui met au point les algorithmes or nous le constatons tous les jours, cette intelligence n’est pas uniformément répartie et a peut être même tendance à se raréfier. Et vu que n’importe quel entrepreneur aujourd’hui lance son I.A et donc ses algorithmes, comment ferons-nous demain, à l’échelle mondiale, pour distinguer le bon grain de l’ivraie?

    A lire : Un article paru dans The Lancet qui interroge sur ce sujet.
  • enfin, plane la menace de la disparition des savoir-faire : alors que les GPS s’orientent à notre place, les correcteurs orthographiques écrivent à notre place, les logiciels de reconnaissance vocale discutent avec nous, et que les machines commencent à piloter des automobiles, composer de la musique ou de la poésie, battre les meilleurs joueurs d’échecs ou de Go, pensez-vous qu’il leur faudra longtemps pour interpréter des images radiologiques ou réaliser des examens et diagnostics cliniques mieux que vous ne le faites?
« Il fallait qu’il mette son système d’exploitation à jour, qu’il télécharge l’application, qu’il se créé un nom d’utilisateur et un mot de passe, qu’il se connecte à son espace-santé, qu’il aille dans sa messagerie et qu’il écrive à son docteur… mais le temps qu’il fasse tout ça, il était déjà trop tard. »

LA ROBOLUTION

In fine, le but à peine dissimulé de la révolution de l’I.A est bel et bien la robotisation d’une part toujours croissante des activités humaines. A vouloir réduire sans cesse l’erreur humaine, le facteur humain, les ressources humaines, l’objectif ne serait-il pas de supprimer, purement et simplement l’Homme de l’équation? Beaucoup de porteurs de projets ne s’en rendent pas encore compte et restent accrochés, béats, à des chimères court-termistes. Mais une fois le processus enclenché, dites-vous bien qu’il n’y aura pas de retour en arrière possible. Il n’y en a jamais eu d’ailleurs…

Le site www.willrobotstakemyjob.com permet de connaitre la probabilité de voir son emploi remplacé par une machine. Les chirurgiens-dentistes s’en tirent encore bien mais les chauffeurs de taxi ou les cuisiniers ont d’ores et déjà du soucis à se faire. Et si vous pensez que l’odontologie sera complètement épargnée, tout indique que vous vous trompez : CFAO, Invisalign, I.A, e-Santé… sont déjà là. Prochaine étape : ubérisation, algorithmes de diagnostic et de planification, automatisation, robotisation…

Lisez plutôt :

Si vous doutez encore, sachez que pour les plus brillants ingénieurs qui travaillent sur l’I.A, il n’y a pas une seule activité humaine qui ne saurait être, un jour, remplacée par une machine. Pas une seule! Et si l’invention est le propre de l’esprit humain, les machines vont très probablement et très rapidement nous battre, y compris dans ce domaine.

CONCLUSION

Inutile de refuser ou de nier le monde numérique : il fait déjà partie de notre réalité. Alors autant s’y adapter. Cet article ne se veut pas une réflexion anti-modernité (il a été écrit sur un clavier d’ordinateur et mis en ligne sur un site internet) mais il souhaite simplement interroger le rythme et surtout le sens du progrès des technologies digitales.

Malgré des avancées toujours plus spectaculaires , des voix s’élèvent pour tenter d’appeler à plus de prudence, de raison et surtout à plus de réflexion. Les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont toutes leur place dans la santé pour améliorer la prise en charge, soulager les professionnels de santé de certaines tâches, améliorer l’efficience des soins et des systèmes mais la relation médecin-malade elle, peut-t-elle disparaître? Notons que les patients ne réclament pas – pour l’heure – plus d’interfaces numériques, mais plus d’humanité au sein de la médecine.

Dès lors, face à la Révolution Numérique, qui n’en est pourtant qu’à un stade embryonnaire au moment où nous écrivons ces lignes, chacun doit mener une réflexion sur l’usage qui en sera fait et sur les potentielles conséquences. Car si l’Humanité arrive à surmonter l’effondrement de notre civilisation et la catastrophe écologique, nulle doute que les machines seront toujours là et prospéreront. Que nous restera-t-il alors à accomplir? Que sera devenu le sens de nos existences? Garderons-nous une forme de contrôle sur notre création?

Comme le disait Alphonse Allais « Plus on ira, moins il y aura de centenaires qui auront connu Napoléon 1er ». De la même manière : plus on ira, moins il y aura de centenaires à avoir connu le monde d’avant les ordinateurs et un jour viendra où ces questions ne se poseront même plus.

QUELQUES CONSEILS DE SURVIE DANS LE MONDE NUMÉRIQUE QUI VIENT

  • CODEZ
    Vous n’avez peut être jamais écrit une ligne de code de votre vie. Or, connaitre la langue des machines nous aidera peut être à mieux les comprendre et les dompter. En tous cas, veillez à ce que vos enfants s’y mettent; ils auront un avantage.
  • DECONNECTEZ
    Le monde et les outils numériques créent rapidement une distorsion cognitive dans le cerveau humain. Et c’est tout le paradoxe : sensé nous libérer du temps, le numérique nous pousse à faire toujours plus de numérique. Veillez à consacrer et à profiter du temps sans wi-fi, sans réseaux, sans écrans, ancré dans votre propre réalité sensorielle. Pour cela, les activités artistiques, manuelles, sportives, sociales et collaboratives sont les plus précieuses à cultiver.
  • RÉFLÉCHISSEZ
    Enfin, rappelons-nous que bien souvent, le progrès technologique nait d’une problématique directement liée à notre incapacité ou notre paresse à effectuer une tâche complexe (c’est à dire un algorithme) avec méthode et rigueur. Pour résister à cette fuite en avant et éviter d’être remplacés par des machines, ayez toujours soif d’apprendre et de comprendre puis restez concentrés, disciplinés et appliqués à ce que vous faites. Et n’oubliez pas que vous êtes déjà équipé d’un super-calculateur qui ne demande qu’à travailler, là, juste derrière vos yeux.

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4 commentaires sur “Le Grand Bond en Avant de la Santé Digitale”

  1. Gregoire Senese

    Bonjour cher Confrère,

    Merci infiniment pour votre article qui une fois de plus a cette grande qualité de ‘stretch our mind’
    En effet, la question à soulever serait-elle : qui prend le pouvoir sur notre profession ou pourquoi notre profession se laisse-t-elle engloutir par les lobbies ?
    Je suis dans le TGV vers Lyon pour aller aux Printanières et je n’ai pas encore réussi à faire changer d’avis mes amis afin qu’ils essaient cette marque d’implants GlobalD qui m’a apporté une grande sérénité dans toutes les étapes implantaires.
    Pourquoi ?
    Idem, je pratique Invisalign depuis 2001 et c’est fou de voir la réticence pour les orthodontistes exclusifs ont eue à mettre en place ce système.
    Maintenant, plus de 5 millions de cas traités et l’IA à utilisé tous ces cas pour les proposer en self-service comme SmileDirectClub.com.
    Et eux aussi ont traité des millions de cas avec ‘succès’. Comme le port d’une gouttière de contention signe la fin du traitement et aussi son instabilité évidente, que ce soit l’orthodontie le plus réputé ou une IA, la contention et le résultat seront les mêmes… Sic.
    À mes yeux c’est une évolution et si mon travail sera remplacé par une machine, j’irai vendre des chaussettes sur les marchés.
    Et dernière constatation, la machine fait mieux que moi, voir le frittage des couronnes…remplace valablement les cires perdues qui étaient très précises.
    Heureusement, il a fallu plus de 15 années pour qu’Invisalign passe au self service, donc nous avons encore un peu de répit, nous les généralistes, avant de nous retrouver sur un fauteuil éjectable.

    Très cordialement,
    Grégoire Senese

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    • thedentalist

      Cher Grégoire,
      Merci pour ces réflexions.
      On voit bien, au travers de l’exemple d’Invisalign que vous prenez, que de l’I.A au self-service, il n’y a qu’un pas. Cependant, cette technologie « révolutionnaire » ne permet pas de remplacer les traitements multi-attaches. Bien que les gouttières transparentes permettent d’éviter les bagues dans des cas que nous qualifierons de simples (petits encombrements…), les cas complexes (supraclusions, mouvements fins…) ne me semblent pas pouvoir être aussi bien traités et stabilisés que par les multi-attaches. Le praticien (ou la machine qui diagnostiquera) doivent bien poser à la fois le diagnostic et l’indication de tel ou telle technique.
      Concernant les technologies de fabrication des prothèses dentaires au laboratoire : voilà effectivement un domaine où la disruption technologique a fait les progrès les plus significatifs. La précision d’usinage et la rapidité d’exécution poussent vers encore plus de flux numériques de travail et vers plus de prothèses monolithiques. Et il sera de plus en plus difficile (et couteux) de trouver un prothésiste dentaire prêt à lâcher la souris et reprendre le pinceau pour stratifier un grand bridge.

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  2. Roux Gilbert

    George Orwell – Le progrès nous rend-il plus humains?

    « Quand on me présente quelque chose comme un progrès, je me demande avant tout s’il nous rend plus humains ou moins humains. »

    Au delà des facilités infinies que nous offre google, nos recherches à nous différencier dans la compétition professionnelle et commerciale rendent perplexe! De quel outil technologique ou marketing s’armer pour prendre l’ascendant? Etre visible, être devant.
    Le titre d’un livre traduisait bien le sujet: « Google Donne Google Reprend. »
    On est dans une « Civilisation Google » ou « Les choses se consument en se consommant »

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    • thedentalist

      Merci Gilbert pour cette citation Orwellienne qui colle parfaitement à l’esprit de ce billet.
      Vous questionnez un monde qui semble s’accélérer, voire s’emballer. Et il nous faut de la réflexion pour (re)prendre le temps de se poser les bonnes questions, faire les bons choix stratégiques. Car aujourd’hui, il est encore possible de se démarquer avec plus d’humanité, d’empathie, de qualité relationnelle avec nos patients… Mais demain, comment se comporteront les nouvelles générations de patients, hypnotisées par les écrans et la technologie et atrophiées par le manque de stimulation sensorielle et intellectuelle?
      Pouvez-vous svp nous donner les références précises du livre que vous mentionnez?
      Bien à vous.

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